
Convaincue que la lecture de At the Woods’ Edge pouvait balayer bien des préjugés et regrettant que l’ouvrage ne soit disponible qu’en anglais, elle s’engagea à le traduire en français auprès de l’éditeur, le Centre culturel et de langue de Kanesatake.
Ce travail colossal, et bénévole, accapara un an de sa vie entre plusieurs autres contrats, d’autant plus qu’elle avait tenu à le mener à terme pour les commémorations du 20e anniversaire de la crise d’Oka en 2010.
Son initiative ne plut pas à tous. Selon son souvenir, l’atmosphère était« tendue » lorsqu’elle avait fait part de ses intentions aux membres de la communauté de Kanesatake. L’entreprise fut pourtant un franc succès, et les projecteurs se braquèrent sur cette traductrice dont le lien familial avec le caporal Marcel Lemay frappait maintenant l’imagination.
À la sortie de À l’orée des bois, Francine Lemay livrera un vibrant message de réconciliation dans des églises, des cégeps, des universités, au Canada et à l’étranger. Son ambition ?
« Construire des ponts ! dit-elle sans hésiter. J’ai rencontré un ingénieur qui m’avait confié que c’était plus difficile que d’ériger des murs. Pour construire des ponts entre les nations, ça prend de bons matériaux, et surtout pas de la suspicion ni du racisme. »
Ce programme audacieux retiendra l’attention de la documentariste Mélanie Carrier qui, avec son conjoint Olivier Higgins, réalisera Québékoisie (2013). Lors d’un périple à vélo à travers la Côte-Nord du Québec, le couple avait rencontré différentes nations autochtones, question d’établir un dialogue fructueux. « On ne tenait pas particulièrement à parler de la crise d’Oka, reconnaît la réalisatrice. Sauf qu’au fil de nos recherches, on a compris qu’il fallait en savoir plus, et c’est là qu’on a découvert Francine Lemay.[…] Elle est devenue le cœur du film. »
Québékoisie témoigne de la force de son engagement, et de sa franchise, admettant savoir depuis quelques années seulement qu’il y a des ancêtres micmacs, hurons et algonquins dans sa famille, soulignant aussi que « tous les Québécois qui feraient faire leur arbre généalogique auraient des surprises ». Lors de la première du film au Capitole de Québec en novembre 2013, Mélanie Carrier se souvient qu’un des invités lui avoua qu’il ignorait tout de Francine Lemay : Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des premières nations du Québec et du Labrador.
« Le film essaie de combler le fossé qui sépare la société québécoise et les peuples autochtones, souligne Ghislain Picard, et Francine Lemay est présentée comme celle qui, pour la majorité des gens, aurait eu le plus de réticences face à ce rapprochement, mais qui réussit à passer au travers des barrières d’incompréhension entre les peuples. » Sa surprise n’en était que plus grande, son admiration aussi. « Si elle a réussi à surmonter cette barrière, alors pourquoi ça ne serait pas possible pour les [autres] Québécois ? »
L’admiration qu’on lui témoigne n’enivre pas cette femme qui se dit« bien ordinaire ». Et même si elle jure sa foi en Dieu, elle ne cherche pas à« avoir l’air d’une héroïne ni d’une sainte ». D’ailleurs, Francine Lemay souligne qu’il s’agit là de sa « dernière entrevue ». Elle insiste : « Je suis prête à passer à autre chose. » Les commémorations du 25e anniversaire de la crise l’an dernier ont constitué le sommet de son engagement public. Son accolade avec le grand chef de Kanesatake, Serge Otsi Simon, a marqué les esprits.
Quelques mois plus tard, elle revient sur cette journée particulière. « Pour construire des ponts, il faut regarder la douleur que l’autre a subie. » Mais qu’en est-il de la sienne ? Vingt ans après la publication du rapport du coroner Guy Gilbert sur la mort de son frère, des doutes persistent toujours sur les véritables responsables ; aucun n’a été identifié.
Alors que le coroner affirme que le « caporal Marcel Lemay n’a pas pu être atteint par un projectile provenant de son arme ou de l’arme de l’un de ses coéquipiers du Groupe d’intervention », d’autres n’en sont pas aussi convaincus… à commencer par Francine Lemay.
Elle affirme qu’il y a « plusieurs hypothèses ». « Depuis 10 ans, j’ai rencontré beaucoup de Mohawks, et j’ai entendu toutes sortes de versions. » Elle admet avoir songé à mener sa propre enquête, mais l’envie s’était vite dissipée. À trop chercher un coupable, elle s’était rendu compte à quel point cette obsession laminait. « Je ne le saurai jamais, peut-être. Mon but n’est pas de savoir qui a tiré, c’est de tisser des liens. »
Cette démarche n’a pas échappé à Pierre Trudel, anthropologue. « C’est une belle histoire, souligne ce spécialiste des questions autochtones. Elle mérite d’être connue parce qu’elle favorise la réconciliation, d’autant plus que les jeunes Québécois ne connaissent rien de la crise d’Oka. » Même s’il reconnaît qu’elle est très sensible à « la perspective des Mohawk de Kanesatake sur la crise », il souligne aussi l’importance symbolique de voir des Mohawks prendre l’initiative d’exprimer leurs condoléances à la sœur du caporal Lemay.
Si Francine Lemay songe à quitter le devant de la scène, c’est aussi parce que le paysage politique des communautés autochtones du Canada a évolué malgré les tragédies qui font périodiquement surface, dont les accusations, l’automne dernier, de présumées agressions sexuelles et abus de pouvoir commis par des policiers de la SQ sur des femmes autochtones à Val-d’Or, en Abitibi.
Le dynamisme de Mélissa Mollen-Dupuis, cofondatrice de la branche québécoise d’Idle No More, un mouvement national de contestation des premières nations ; la Commission de vérité et réconciliation sur les sévices commis dans les pensionnats autochtones ; l’élection de10 députés autochtones à la Chambre des communes le 19 octobre 2015 ; l’annonce le 8 décembre 2015 d’une commission d’enquête sur les femmes autochtones disparues ou assassinées : les raisons de garder espoir ne manquent pas.
Devant tant de détermination, Mme Lemay aime à citer le pasteur évangélique Billy Graham, un ami de Martin Luther King : « L’autochtone américain a longtemps été un géant endormi. Aujourd’hui, il s’éveille. » Un semblable réveil s’observe partout au Canada, l’attribuant selon elle à une scolarisation plus importante chez les autochtones.
Francine Lemay avait choisi, pendant de nombreuses années, de se tenir à l’orée des bois de la nation mohawk. Aujourd’hui, elle se retrouve, avec sérénité, à la croisée des chemins, prête à relever de nouveaux défis. « Je suis un cours sur le leadership, je ne sais pas exactement où cela me mènera, mais quelque chose m’attend. » Sûrement à l’entrée d’un pont.